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Activité médicale et entreprise commerciale : une antinomie à relativiser.

Comment faire en sorte que l’exercice de la médecine, lorsqu’il innove par ses modalités, soit toujours respectueux de l’intérêt des patients, de la santé publique et des principes déontologiques fondamentaux ? Comme souvent, tout est question d’équilibre. Tout acteur économique dont l’activité implique, de près ou de loin, l’exercice de la médecine doit connaitre les règles déontologiques qui s’appliquent à cette profession afin d’être en mesure d’en anticiper les implications sur les modalités opérationnelles, organisationnelles ou encore financières de son activité dont lui seul a la maitrise. 

L’article R. 4127-19 du Code de la santé publique interdit aussi simplement que formellement de pratiquer la médecine comme un commerce. Le secteur de la santé regorge pourtant d’exemples florissants de projets à vocation commerciale profitant, de près ou de loin, d’une activité médicale. Est-ce à dire que les porteurs de ces projets, quel que soit leur statut si tant est qu’ils ne soient pas médecin, échapperaient à l’application des règles de déontologie médicale ? Pas tout à fait. Le principe général de non-commercialité de l’activité médicale a justement vocation à préserver la pratique du médecin de toute dérive mercantile qui serait susceptible de remettre en cause son indépendance professionnelle, l’intérêt des patients ou la protection de la santé publique. 

Si seuls les médecins relèvent de la juridiction ordinale, chargée de sanctionner d’éventuels manquements au code de déontologie médicale, la jurisprudence tant judiciaire qu’administrative est parfaitement claire sur le fait que les dispositions qui en sont issues sont, en tant que telles, opposables à tous les acteurs du système de santé, en ceux-ci compris les start-up, sociétés commerciales ou acteurs du secteur assurantiel ou mutualiste portant un projet dans le domaine médical. Leur non-respect est régulièrement relevé par les juridictions qui en tirent différentes conséquences impactant nécessairement la poursuite de l’activité économique (I). Cette situation n’est cependant pas irrémédiable et de différentes mesures peuvent être mises en place pour s’en préserver (II). 

En raison de l’opposabilité des règles issues de la déontologie médicale aux professionnels de santé1 et acteurs économiques non-médecins du secteur de la santé, toute collaboration avec un médecin2 doit, pour éviter toute critique, être passée au prisme du principe de non-commercialité dont découlent les interdictions d’exercer dans des locaux commerciaux et de compérage, du principe d’indépendance professionnelle, d’interdiction du partage d’honoraires ou encore du paiement postérieur à l’acte médical. 

Se soustraire à cette analyse ferait infailliblement courir un risque à l’ensemble des protagonistes du projet. Sans surprise aux médecins qui y concourent, lesquels pourraient se voir inquiéter sur le terrain disciplinaire. Mais également à la personne morale qui en est à l’origine et ce, quelle que soit la nature de sa relation avec le médecin. Ici, le risque est principalement de nature civile, emportant des conséquences financières (dommages et intérêts, cessation de l’activité sous astreinte afin de faire cesser le trouble à l’ordre public) et réputationnelles susceptibles de fragiliser l’ancrage recherché au sein du système de santé. 

Devant les juridictions de l’ordre judiciaire, le non-respect des règles déontologiques est sanctionné sur les terrains de la concurrence déloyale, de l’atteinte à l’image de la profession et du trouble manifestement illicite à l’ordre public (A). La jurisprudence administrative n’est cependant pas en reste et a déjà eu l’occasion d’opposer à une société commerciale, dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir contre une décision de refus d’autorisation d’exercice sur un site distinct, les règles de déontologie médicale (B). 

Dans un arrêt du 12 décembre 2018 (arrêt GROUPON), la Cour de cassation jugeait clairement que l’assimilation, par une société commerciale, de l’activité médicale à un commerce constituait un acte de concurrence déloyale d’une part, portait atteinte à l’image de la profession médicale d’autre part. 

Cette affaire opposait le CNOM à la société GROUPON et à deux autres sociétés commerciales proposant des prestations d’épilation définitive et ayant eu recours aux services de la société GROUPON pour mettre en ligne plusieurs offres de prestations esthétiques à prix réduit. Le CNOM, estimant avoir subi un préjudice « causé par ces actes de publicité constitutifs de concurrence déloyale» en sollicitait la réparation, ainsi que la cessation sous astreinte de ces publications et la publication de la décision à intervenir. 

Pour la Cour de cassation, confirmant le raisonnement de la Cour d’appel, « dès lors que les publications portaient sur des prestations médicales, la cour d’appel a pu en déduire que les publications relatives aux offres de prestations incluant l’exécution d’actes médicaux étaient constitutives d’une concurrence déloyale à l’égard de la collectivité́ des médecins et portaient atteinte à l’image de la profession en assimilant l’activité́ médicale à une activité́ commerciale. »*

D’autres contentieux illustrent le risque pris par les sociétés commerciales en cas de non-respect des règles de déontologie médicale sur le terrain du trouble manifestement illicite à l’ordre public. 

L’affaire Arretmaladie.fr et Docteursecu opposait le CNOM et la CNAM à deux sociétés commerciales dont l’activité était dédiée à l’organisation de téléconsultations en vue de permettre aux utilisateurs patients de bénéficier d’un arrêt de travail.

Dans une décision en date du 6 novembre 2020, le tribunal judiciaire de Paris constatait que l’activité de ces deux sociétés était à l’origine de plusieurs troubles manifestement illicites, dont certains étaient fondés sur le non-respect de principes déontologiques fondamentaux :

La juridiction ordonnait la fermeture définitive des sites docteursecu et arretmaladie.fr « dans un délai de 24 heures à compter de la signification du jugement, puis sous astreinte de 3.000 euros par jour de retard pendant un délai maximal de quatre mois en cas d’inexécution » ;

La Société Docteursecu, placée en liquidation judiciaire peu de temps après ce jugement, en interjetait néanmoins appel, donnant l’occasion à la Cour d’appel de Paris de se prononcer, dans un arrêt du 18 février 2022 sur « la participation alléguée du site Docteursecu à la méconnaissance par les médecins de leurs obligations déontologiques ». Selon la Cour, il ne faisait aucun doute que les médecins participant au service proposé par cette société commerciale (en l’occurrence la délivrance d’arrêts de travail) méconnaissaient certaines de leurs obligations déontologiques. Elle poursuivait alors son raisonnement en considérant que le non-respect, par des médecins, de leurs obligations déontologiques dans le cadre d’un service opéré pour le compte d’une société commerciale était également constitutif d’un trouble manifestement illicite à l’ordre public imputable à cette dernière. 

La qualification de ce trouble offrait à la juridiction la possibilité d’enjoindre à la société commerciale de le faire cesser, y compris en mettant un terme à son activité. En l’espèce, la Cour confirmait l’existence d’un trouble manifestement illicite sur le fondement de l’article R. 4127-53 du Code de la santé publique qui réserve le paiement des honoraires du médecins aux actes réellement effectués (principe du paiement postérieur à l’acte). L’appelante tentait vainement d’objecter qu’en tant que société commerciale, elle n’était pas soumise au respect de la déontologie médicale, mais la Cour d’appel de Paris lui répondait sans détour que : 

« Mais, ainsi que le soutient la CNAM, le fonctionnement de son site participait à la méconnaissance par les médecins de leurs obligations déontologiques.
En outre, comme le souligne le CNOM, bien que la société 
Docteursecu ne soit pas soumise elle-même à la déontologie médicale, la méconnaissance par elle des règles déontologiques de la profession de médecin était constitutive de concurrence déloyale à l’égard de l’ensemble des médecins soumis à ces obligations. Or, les actes de concurrence déloyale constituent un trouble manifestement illicite auquel le juge des référés peut ordonner qu’il soit mis fin. »

Dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon au mois d’octobre 20243, la société OPTICAL CENTER avait saisi le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel de Lyon d’un recours visant à obtenir l’annulation du refus opposé par le Conseil départemental de l’ordre des médecins (CDOM) du Rhône, confirmé par le CNOM, à une demande d’autorisation d’exercer sur site distinct formulée par un ophtalmologue, auquel la société commerciale requérante avait proposé d’exercer la chirurgie réfractive dans le centre crée par elle à cet effet. 

Bien que jugeant expressément que la structure de soins créée par la société OPTICAL CENTER permettait d’offrir au médecin des conditions d’exercice conformes à la qualité attendue des soins et à la sécurité des patients, la juridiction d’appel, procédant par la voie de la substitution de motifs, rejetait la requête en considérant que « les modalités d’exercice dans ce centre mettaient le médecin dans une situation lui faisant clairement courir un risque de manquement déontologique ». 

Ce faisant et incontestablement, la juridiction administrative s’appuyait sur le moyen tiré du non-respect de la déontologie médicale pour confirmer la légalité d’une décision administrative dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir intenté par une société commerciale. C’est parce que les modalités d’exercice de la médecine au sein du centre de chirurgie réfractive géré par la société commerciale ne permettaient pas de garantir le respect des règles de déontologie médicale que le refus du CDOM d’autoriser le médecin à y exercer, via une autorisation d’exercice sur site distinct, est considéré comme justifié.

Il s’agira ici d’introduire les principales mesures pouvant être mises en place afin d’éviter toute critique liée au cadre juridique applicable à l’activité médicale en ce qui concerne l’interdiction d’exercer dans des locaux commerciaux (A) et l’interdiction de compérage (B). 

L’article R. 4127-25 du code de la santé publique dispose qu’ « Il est interdit aux médecins de dispenser des consultations, prescriptions ou avis médicaux dans des locaux commerciaux ou dans tout autre lieu où sont mis en vente des médicaments, produits ou appareils qu’ils prescrivent ou qu’ils utilisent. ». Si le principe semble clairement énoncé, son application n’est, dans les faits, pas aussi radicale qu’elle n’y parait. 

A titre d’exemple, le CNOM considère :

Dans les autres cas, la question du respect de l’interdiction d’exercer la médecine dans des locaux commerciaux fera l’objet d’une appréciation concrète de la configuration des lieux, de l’organisation du parcours du patient, de la signalétique mise en place, etc.

Dans l’affaire OPTICAL CENTER soumise à la CAA de Lyon, le centre de chirurgie réfractive ouvert par la société commerciale était attenant à un magasin d’optique de l’enseigne, situé dans le même bâtiment, vraisemblablement au premier étage de celui-ci. Dans sa décision du 17 octobre 2024, la Cour caractérisait un exercice prohibé au sein d’un local commercial en retenant que « les deux activités sont exercées au sein de locaux qui font l’objet d’un bail commercial unique, ont des ouvertures communes sur la façade sur rue l’une au-dessus de l’autre, que les mentions apposées sur les stores de la clinique viennent rappeler celles figurant sur les vitrines du magasin et que si elles ont des entrées séparées, elles disposent néanmoins d’une signalétique commune, le tout créant un lien entre les deux activités médicale et commerciale de nature à créer une confusion dans l’esprit du public. »

L’article R. 4127-23 du code de la santé publique dispose que « Tout compérage entre médecins, entre médecins et pharmaciens, auxiliaires médicaux ou toutes autres personnes physiques ou morales est interdit. »

Selon le CNOM5, l’entente entre différents professionnels impliquant un médecin doit être sanctionnée dès lors qu’elle porterait atteinte à l’indépendance professionnelle de ce dernier, ou au libre choix des patients. 

Le Conseil d’État pour sa part a, de longue date, été amené à se prononcer sur les contours de ce grief, notamment dans une décision datant de 19756 en indiquant que pour être constituée, l’infraction de compérage implique :

Dans la décision du 17 octobre 2024, c’est bien le risque d’une entente habituelle entre un médecin ophtalmologue et un opticien que cherche à limiter la Cour administrative d’appel de Lyon, en analysant les conditions dans lesquelles les activités de médecin et d’opticien sont exercées » dans le cadre de l’ouverture d’un centre de chirurgie réfractive par OPTICAL CENTER dans des locaux attenants d’un magasin d’optique de son réseau. Cette entente aurait ainsi pour objet de « faciliter l’orientation des éventuels patients ou clients de l’une vers l’autre, peu important à cet égard que les salariés de la société n’y trouvent pas un intérêt financier direct et immédiat ».

A noter que cette décision traduit un assouplissement des critères permettant de caractériser une situation ou un risque de compérage, au regard :

La simple facilitation de l’orientation du patient au regard des conditions dans lesquelles le parcours du patient a été pensé et organisé suffit ici à la juridiction pour se prononcer sur un risque clair de compérage. 


  1. Y compris un professionnel de santé exerçant une activité commerciale (sont considérés comme tels les pharmaciens, magasins d’optique, magasins d’audioprothèses notamment) ↩︎
  2. Et plus largement avec un professionnel médical ↩︎
  3. CAA Lyon, 4e ch. – formation à 3, 17 oct. 2024, n° 24LY00122 ↩︎
  4. CNOM, « Téléconsultations dans des locaux commerciaux », publication du 14 décembre 2021 ↩︎
  5. CNOM, Commentaire sous l’article 23 du code de déontologie médicale ↩︎
  6. CE, 2 / 6 ss-sect. réunies, 17 déc. 1975, n° 95412, Lebon : « Que les faits de « compérage » prohibes par l’article 21 du code de déontologie médicale impliquent, à défaut d’une collusion habituelle entre le praticien et un tiers, que les « compères » aient tire un profit de leur entente et qu’a tout le moins le médecin ou le chirurgien fut informe des agissements de ce tiers ; que ces conditions ne sont pas réunies si l’intervention du tiers a eu lieu a l’insu du praticien et s’il n’est pas établi que celui-ci en ait tire un avantage quelconque ; » ↩︎