Les plateformes de télémédecine qui organisent une activité de téléconsultation évoluent dans un contexte juridique encore mouvant, qui se précise cependant au gré des prises de position du CNOM et de la jurisprudence. Si le premier peut se montrer hostile et catégorique vis à vis des « offreurs de soins », les plateformes se rassureront peut-être de lire que ses diverses interprétations du cadre juridique applicable à l’activité de téléconsultation ne sont pas toujours entièrement partagées par les juridictions.
Dans les versions successives[1] de son rapport relatif au mésusage de la télémédecine, le CNOM posait la question de la conformité à la déontologie médicale de « l’exercice d’une activité de téléconsultations par l’intermédiaire d’une plateforme commerciale ».
Excluant de façon liminaire les prestataires commerciaux ne proposant aux médecins que des solutions technologiques permettant d’assurer des téléconsultations, le CNOM concentrait ses développements sur les plateformes « se présentant en « offreur de soins » en dehors de toute organisation territoriale reconnue et de tout parcours de soins ».
A en croire cette rédaction, la territorialité et le respect du parcours de soins conditionneraient tant la conformité du développement par une plateforme commerciale d’une activité de téléconsultation quel que soit son mode de financement que le caractère déontologique de l’exercice médical qui la sous-tend.
Compte-tenu des conséquences d’une telle prise de position sur le développement des activités de télésanté, il nous semble intéressant de nous interroger sur le bien-fondé du raisonnement sur lequel elle s’appuie. Nous reviendrons donc successivement sur les fondements de ces deux principes (I) puis sur les premiers apports jurisprudentiels permettant de les appréhender au mieux (II).
Le parcours de soins coordonnés a été institué par la loi du 13 août 2004 laquelle visait à introduire une réforme structurelle de l’assurance maladie, dont le niveau de déficit menaçait la pérennité du système.
Ce dispositif a ainsi été imaginé comme une réponse à la détérioration de la santé financière du régime d’assurance maladie obligatoire, suivant le principe « Soigner mieux en dépensant mieux ».
Le Conseil des Ministres, dans un communiqué du 16 juin 2004 considérait ainsi que « Soigner mieux en dépensant mieux, ne sera possible qu’au prix d’un changement profond des comportements des acteurs. Une effective coordination des soins sera favorisée par la mise en place du dossier médical personnel et par le développement de parcours de soins coordonnés autour d’un médecin traitant ou dans le cadre des réseaux de soins »
Cette réforme structurelle se concrétisait notamment par l’article L. 162-5-3 du code de la sécurité sociale lequel prévoyait, dans un objectif de coordination des soins, l’obligation pour tout assuré d’indiquer le nom du médecin traitant qu’il a choisi à son organisme d’assurance maladie obligatoire, celui-ci se voyant le cas échéant, la mission d’orienter son patient vers des médecins spécialistes, désignés comme des médecins « correspondants ».
Le non-respect de cette obligation entraine l’application d’une pénalité financière, avec majoration de la participation de l’assuré au financement de l’acte et diminution corrélative du niveau de remboursement par la caisse. Des exceptions sont cependant prévues en cas d’urgence, de consultation en dehors du lieu de résidence ou pour les personnes âgées de moins de 16 ans.
Il découle du contexte législatif dans lequel elle a été créé que juridiquement, la notion de parcours de soins coordonnés est strictement liée au régime de remboursement des prestations médicales par l’assurance maladie obligatoire. En cas de non-respect du parcours de soins, le patient se verra appliquer une pénalité financière sous la forme d’une baisse du niveau de remboursement.
Il n’a en revanche jamais été question d’interdire à un patient d’accéder par ses propres moyens à un médecin quel qu’il soit. En effet, en application du principe de libre choix du médecin par le patient, celui-ci demeure libre de choisir son médecin, de désigner ou non un médecin traitant et donc d’intégrer ou pas le parcours de soins coordonnés et de financer le surplus généré par les modalités de prise en charge qu’il aura librement choisi.
Il n’a non plus jamais été question d’interdire à un médecin d’exercer son art, en présentiel ou à distance, en dehors du parcours de soins.
Ainsi et il convient de l’écrire clairement, aucun texte n’interdit l’exercice de la médecine hors parcours de soins ni en dehors d’une organisation territoriale.
Pour ce qui est du principe de territorialité, celui-ci nous semble résolument être né avec l’avenant n°6, lorsqu’il était question de traiter des cas dérogatoires au parcours de soins coordonnés, dans lesquelles le patient chercherait à bénéficier d’une téléconsultation sans orientation initiale par le médecin traitant (article 28.6.1.2). Afin de répondre à ces situations, les partenaires conventionnels s’engageaient à « accompagner la mise en place et la promotion d’organisations territoriales coordonnées », permettant l’accès à un médecin malgré l’éloignement, une prise en charge rapide, et la possibilité dans un second temps de désigner un médecin traitant pour le suivi au long cours, dans la perspective de réintégrer le parcours de soins.
C’est cependant l’avenant n°8 qui ancrait véritablement le principe de territorialité dans le cadre conventionnel, en remplaçant l’article 28.6.1.2 par un article clairement intitulé « l’organisation territoriale de la téléconsultation ». Ce texte exposait que « la territorialité de la réponse à la demande de soins par la voie de la téléconsultation constitue un principe général s’appliquant tant aux téléconsultations organisées sur orientation du médecin traitant qu’aux téléconsultations sans orientation du médecin traitant. ». Et précisait également que selon ce principe, les téléconsultations devaient répondre à une « logique d’ancrage territorial de proximité ».
L’avenant n°9 enfin introduisait une exception au respect du principe de territorialité applicable aux patients résidant dans des zones caractérisées par une offre de soins insuffisante, à la condition qu’il n’existe pas d’organisation territoriale pour les téléconsultations de spécialités autres que la médecine générale, et que le patient ne dispose pas de médecin traitant désigné pour les téléconsultations de médecine générale.
Par ailleurs, ni la définition légale de la télémédecine (article L. 6316-1 CSP) ni la définition réglementaire de la téléconsultation (R. 6316-1 CSP) ne fait référence à l’un de ces deux principes. Ces derniers ne sont pas plus cités au titre des « Conditions de mise en œuvre de la télésanté » énumérées à la section 2 du chapitre consacré à la Télésanté (article R. 6316-2 et suivants CSP).
Il en résulte que si le respect du parcours de soins et le principe de territorialité font partie intégrante du régime de la téléconsultation, ce n’est que sur une base conventionnelle. Se pose alors nécessairement la question de leur champ d’application.
L’avenant est par définition un contrat qui réunit au moins deux signataires, lesquels sont alors tenus par les engagements qu’ils ont acceptés de prendre. En l’occurrence, les signataires de la convention nationale sont l’Union Nationale des Caisses d’Assurance Maladie (UNCAM) et des Caisses d’Assurance Maladie Complémentaires (UNOCAM) d’une part, des organisations représentatives de médecins (fédérations, confédérations et syndicats) d’autre part. Selon son article 2, celle-ci s’applique aux médecins dont l’activité s’inscrit dans un « exercice conventionnel », tel que défini par le Titre 4 de la convention.
Conformément au principe de l’effet relatif des contrats, les dispositions de la convention nationale et de ses avenants ne sauraient prétendre (i) régir les relations entre des acteurs qui n’y sont pas partie (champ d’application personnel de la convention) ou (ii) encadrer une activité qui s’inscrirait en dehors de l’exercice conventionnel du médecin, notamment du fait d’un financement direct par le patient ou par un tiers notamment (champ d’application matériel de la convention).
En d’autres termes, l’exigence d’appliquer sans nuance à toute téléconsultation, quel qu’en soit le cadre de réalisation et de financement, les principes de la convention et de ses avenants et d’en déduire que tout médecin qui participerait à l’activité d’une plateforme dont l’activité ne s’inscrirait ni dans le respect du parcours de soins, ni dans une logique territoriale exercerait illégalement est, selon nous, juridiquement infondée. Elle illustre en revanche incontestablement l’expression d’une certaine idéologie de l’exercice de la médecine défendue par le CNOM.
Cela dit, il n’est bien sûr pas question ici de remettre en cause le bien-fondé du parcours de soins et de la territorialité de l’accès aux soins, lesquels contribuent nécessairement à la qualité et à la continuité des soins. Il nous semble en revanche utile de rappeler que juridiquement, la position du CNOM est contestable.
Si dans la dernière version de son rapport le CNOM considère que les principes sus rappelés
« répondent aux exigences déontologiques de qualité, de sécurité et de continuité des soins », ce serait faire usage d’un regrettable raccourci que de considérer que, par principe et structurellement, toute prise en charge réalisée en dehors du parcours de soins et en l’absence d’organisation territoriale de niveau local contreviendrait à ces exigences. Ce serait en tout cas bafouer la rigueur juridique qui impose de se référer aux textes, à leur valeur et leur portée juridique et remettre en cause l’exigence d’une appréciation concrète des situations compte-tenu tant de leur diversité que de leurs apports potentiels pour la prise en charge des patients, alors qu’il est évident que le système de santé traditionnel n’est plus, à lui seul, à même de faire face.
C’est en outre ce qui semble se dessiner de la jurisprudence la plus récente en la matière.
Selon le CNOM « la participation de médecins au fonctionnement des sites qui proposent, indistinctement à tous les patients, comme on l’a vu ci-dessus, des prestations médicales instantanées à distance les met en contradiction avec les articles 32 et 3 du code de déontologie médicale et peut se révéler contraire à la réglementation ».
Pour se positionner ainsi, le CNOM prenait directement appuie sur une décision du tribunal judiciaire de Paris du 6 novembre 2020, rendue dans l’affaire concernant les sites Docteursecu et Arrêtmaladie.fr.
Compte-tenu de la gravité de cette affirmation, il nous semble indispensable de revenir en détail sur le contenu exact de ce jugement, rendu en référé par le tribunal judiciaire de Paris, l’activité de télémédecine à laquelle il se rapporte et enfin sur la décision rendue dans la même affaire par la cour d’appel de Paris.
Le référé constitue une procédure civile à part. Elle permet à tout justiciable d’accéder au juge dans un délai très court par rapport aux délais habituels de jugement, afin notamment de faire cesser un trouble manifestement illicite.
L’emploi du terme « manifestement » renvoie à une notion d’évidence, dans le sens où il parait évident que la situation présentée au juge est illicite.
Cela n’empêche que la décision prise en référé est provisoire par nature et pourrait être remise en cause par une décision « de fond ». Elle ne lie pas le juge du fond, lequel pourrait alors très bien, dans un litige opposant les mêmes parties sur le même objet, prendre une nouvelle décision motivée par une interprétation différente des textes, et qui aurait autorité sur celle rendue en référé.
Dans cette décision le tribunal jugeait que l’activité des sociétés causait un trouble manifestement illicite, justifiant que soit ordonnée la fermeture définitive des deux sites, en ce que d’une part, elle portait atteinte à différentes règles déontologiques : atteinte à l’indépendance professionnelle du fait du déploiement d’une activité économique ciblant un motif de consultation, celui de la délivrance d’arrêt de travail, objet social et nom de domaine invitant nécessairement les médecins à « apprécier avec souplesse les motifs permettant de délivrer des certificats », impératif de rentabilité compte tenu du temps consacré aux téléconsultations, examen superficiel (courte durée des appels, par ailleurs réalisés par téléphone, et non par visio) ou encore facturation de la rémunération du médecin par la société au patient, sans qu’il ne soit possible de connaitre la destination exacte des fonds.
Et d’autre part ne respectait pas l’exigence de territorialité de la télémédecine, et notamment de l’adossement de cette activité à une « organisation territoriale, dont il résulte clairement de la convention qu’elle ne peut être d’ampleur nationale ». Ce faisant le tribunal judiciaire de Paris reprenait explicitement le considérant n°7 de l’ordonnance de référé du Conseil d’Etat du 29 mai 2019 (429188), selon lequel « 7. Quoiqu’affectées de certaines imprécisions, ces stipulations permettent néanmoins de caractériser le domaine de la téléconsultation comme reposant sur une organisation territoriale, dont il résulte clairement de la convention qu’elle ne peut être d’ampleur nationale. »
Le tribunal précisait néanmoins, comme l’avait également fait le Conseil d’Etat dans l’ordonnance précitée que ce principe de territorialité ne pouvait être exigé que « dans la perspective de la convention ». Or cette précision est de nouveau fondamentale. Elle signifie que ce n’est que si la plateforme prétend au remboursement par les régimes d’assurance maladie obligatoire des téléconsultations réalisées par son intermédiaire que le principe de territorialité est opposable comme condition de validité de l’acte.
En l’espèce justement, alors que les sites communiquaient sur une prétendue remboursabilité des téléconsultations réalisées par son intermédiaire, les médecins pouvaient effectivement librement effectuer des téléconsultations, prescrire des soins et délivrer des arrêts de travail « de manière indépendante de l’organisation prévue par la réglementation précitée ».
Le tribunal n’avait donc d’autre choix que de conclure à l’existence d’un trouble manifestement illicite devant l’absence d’ancrage territorial de niveau de local de l’activité de téléconsultation, par ailleurs présentée comme éligible au remboursement par l’assurance maladie.
Il résulte donc clairement de cette décision que le champ d’application du principe de territorialité se limite aux prises en charge s’inscrivant dans le cadre conventionnel, et que ce n’est dès lors que de façon erronée que le CNOM en déduisait dans ses différents rapports, que tout médecin qui donnerait des téléconsultations sur les plateformes d’ampleur nationale exercerait illégalement.
En faisant en effet de la territorialité un critère généraliste de l’appréciation de la validité de toute téléconsultation réalisée par l’intermédiaire d’une plateforme commerciale, sans rechercher si l’offreur de soin prétendait ou non à inscrire ces prestations dans un cadre conventionnel, le CNOM occultait non seulement la spécificité des faits à l’origine de la décision, mais également la logique de raisonnement du tribunal.
Or selon celle-ci la décision du tribunal judiciaire de Paris est nécessairement uniquement circonscrite aux plateformes qui offrent la possibilité de bénéficier de téléconsultations prétendument remboursées par l’assurance maladie obligatoire. Cette prétention au remboursement fait, de fait, entrer les téléconsultations, dans le champ d’application de la convention nationale. Il est alors cohérent d’attendre que leur fonctionnement remplisse les conditions conventionnelles de remboursement, ce qui n’est pas le cas en l’espèce du fait de la réalisation de téléconsultations « de manière indépendante de l’organisation territoriale prévue par la réglementation précitée ».
Selon le tribunal et contrairement à ce que déduit le CNOM, l’illégalité ou plutôt le trouble manifestement illicite ne repose pas sur le fait de proposer des prestations médicales instantanées à distance, mais sur celui de prétendre que ces prestations peuvent être remboursées par l’assurance maladie alors que le site qui les propose ne saurait constituer l’organisation territoriale requise par la convention.
Et ce n’est que si le fonctionnement d’une plateforme prétend s’inscrire dans le cadre conventionnel alors même que les principes de l’avenant 9 ne sont pas respectés, qu’il est, par extension, possible d’admettre que l’exercice médical afférent contrevient à certaines règles déontologiques, notamment les articles R. 4127-3 et R. 4127-32 du CSP.
La décision du tribunal judiciaire faisait l’objet d’un appel interjeté par les sociétés mises en cause.
Dans son arrêt du 18 février 2022, la cour d’appel de Paris infirmait la sanction de fermeture définitive des sites arretmaladie.fr et docteursecu.fr et ne retenait qu’une interdiction temporaire, dans l’attente d’un jugement au fond.
Alors même qu’elle avait commencé à poser le débat en des termes très clairs, ce n’est que par une interprétation par déduction qu’il nous est possible de continuer d’affirmer que le principe de territorialité posé par les avenants n°6 et suivants à la convention ne constitue pas une condition de régularité de la téléconsultation mais seulement une condition de sa remboursabilité.
En guise de réponse, la cour ne va faire que citer les articles pertinents des avenants n°6 et 8 à la convention, et rechercher si d’une part, le site Docteursecu respectait le parcours de soins (non) et si son fonctionnement était adossé à une organisation territoriale (non). Partant, les mentions relatives à d’éventuels remboursements étant susceptibles d’induire les patients en erreur, « en les laissant croire, à tort, que la téléconsultation serait nécessairement remboursée, ou à tout le moins qu’elle le serait sous les conditions habituelles de remboursement par l’assurance maladie », le trouble manifestement illicite se trouvait établi.
Ainsi, et comme nous l’avions déjà dit, le trouble manifestement illicite ne repose pas sur le fait de proposer des prestations médicales instantanées à distance en dehors de toute notion de territorialité, mais sur celui de prétendre que ces prestations peuvent être remboursées par l’assurance maladie alors que le site qui les proposent ne saurait constituer l’organisation territoriale requise par la convention.
Ainsi la cour d’appel jugeait : « En l’absence d’exercice dans le cadre d’une organisation territoriale, les téléconsultations délivrées sur le site docteursecu.fr ne pouvaient donner lieu à une quelconque prise en charge par l’assurance maladie – sauf consultations du médecin traitant ce qui relevait de l’exception au regard du faible nombre de médecins disponibles« .
A aucun moment la cour ne déduit de cette absence de territorialité l’impossibilité de délivrer un service de téléconsultation, elle ne fait qu’en déduire l’impossibilité de revendiquer un remboursement des prestations par l’assurance maladie.
Par ailleurs la cour d’appel confirme l’existence d’un trouble manifestement illicite découlant du non-respect du principe de paiement de l’acte postérieurement à sa réalisation effective (article R. 4127-53 CSP) puisqu’il ressortait du procès-verbal de constat que les honoraires avaient été payés avant la tenue de la TLC.
Si la société Docteursecu n’est pas, en tant que société commerciale, elle-même soumise au code de déontologie médicale, il reste qu’en permettant à des médecins de participer à un service qu’elle met à leur disposition, elle se devait de respecter leur déontologie. C’est en effet via le fonctionnement de son site que les médecins méconnaissent leurs obligations. En ne respectant pas ces règles, la société a ainsi créé une situation de concurrence déloyale, constitutive d’un trouble manifestement illicite, que la cour n’a bien entendu pas manqué de relever également.
A ce jour, alors que les décisions judiciaires dont nous avons connaissance ont été rendues en matière de référé, un jugement sur le fond reste très attendu afin de trancher, en des termes clairs et peut-être moins emprunts de circonspection, la portée réelle qu’il convient d’attacher au respect du parcours de soins et de la territorialité en matière d’organisation d’une activité de téléconsultation par une plateforme commerciale.
[1] Version initiale du mois de décembre 2020, mis à jour le 8 octobre 2021 et le 4 février 2022